La terre brigasque est profondément ancrée dans une tradition pastorale pluriséculaire. (Didier Lanteri)
Avant 1947, la commune piémontaise de Briga Marittima était des plus vaste commune du Piémont, l'une des plus vaste du Royaume d’Italie. Après la signature du traité de Paris, qui acte le « rattachement de La Brigue à la France », la commune de Briga marittima est démantelée. En effet, seul le village de La Brigue et un seul de ses hameaux (Morignole – Murignòo) furent rattachés à la France. Tous ses autres hameaux, Realdo (Reaud), Upega (Üpëga), Carnino (Carnin) et Piaggia (a Ciagia) se trouvèrent orphelins et restèrent à l’Italie. Le premier, Realdo, fut rattaché à la commune de Triora, passant ainsi du Piémont à la Ligurie. Piaggia, Carnino et Upega créèrent une nouvelle commune, la commune piémontaise de Briga Alta.
Ainsi, l’ex-commune de Briga Marittima fut morcelée et partagée entre deux pays (France et Italie) et trois régions (Alpes maritimes, Ligurie, Piémont).
D’un point de vue géographique, Briga marittima s’étendait tout autour du Mont Saccarel, sommet emblématique de 2200 mètres d’altitude, désormais le point culminant de la région italienne de la Ligurie et qui englobe les bassins versants du Tanaro, de l’Argentina et de la Levenza. La statue du Christ Rédempteur érigée sur le mont Saccarel en 1901 (Ër Sant dër Sciacarèe) constitue pour la communauté brigasque un repère tant sur le plan géographique, car considérée comme étant au centre du territoire brigasque, que sur le plan spirituel.
D’un point de vue culturel, avant 1947, il est notable que deux hameaux qui bien que n’appartenant pas à la commune de Briga Marittima, partageaient avec elle la culture et la langue brigasque : Verdeggia (vërdegia), dépendait de la commune de Triora, mais était peuplée exclusivement de Brigasques (portant pour la plupart le patronyme Lanteri) quant à Viozene (Viusena), dépendant d’Ormea, se revendiqua toujours comme faisant partie de la communauté brigasque et ses habitants pratiquaient un bilinguisme naturel (brigasque et orméasque). Aussi, indépendamment des aléas politiques, la Terre Brigasque constitue un ensemble géographique, culturel et linguistique unique. Terre de frontière et de pastoralisme, elle a su conserver tout au long des siècles une cohésion extrêmement forte autour de ses traditions et de sa langue.
La brebis rythmait la vie de tous. A commencer par les familles de bergers qui ont forgé l’âme de cette terre. Ces familles étaient de véritables nomades, soumis aux mouvements incessants de la transhumance pendulaire inverse. De la Toussaint au premier chant du coucou, de novembre à mai, les bergers descendaient avec leurs troupeaux vers les pâturages maritimes pour une saison de plus de six mois. Car il fallait y trouver le graal, l’herbe indispensable à la nourriture de leurs bêtes. En bas, sur la côte provençale ou ligure selon les familles et les hameaux, ils y vendaient leurs tommes, la fameuse tomme brigasque, mais aussi la recuite, réalisée à partir de la transformation du petit-lait, résidu de la fabrication des tommes. Car rien ne devait se perdre. La recuite fraîche, s’il en restait, se conservait dans la cascia dër brus, où elle était mélangée tous les jours avec les nouveaux ajouts, salée. Elle se fermentait et devenait le fameux brus fort, que ces familles consommaient comme un mets précieux, notamment pour agrémenter la sauce de leurs pâtes, avec un peu d’ail et de noix.
Les femmes des bergers étaient chargées de la vente de leur production. Sur la Côte, en France comme en Italie, les bergers brigasques étaient si nombreux, si anciennement présents, qu’ils y formaient une véritable institution. L’expression berger brigasque était quasiment pléonasmique. Un berger était brigasque et un brigasque berger…
Au premier chant du coucou, ces familles reprenaient le chemin de La Brigue car l’herbe y renaissait. Ils y retrouvaient leur village, leurs hameaux. Mais ils n’y restaient guère car ils investissaient rapidement les pâturages intermédiaires, les vali. A partir du 15 juin, ils prenaient encore de l’altitude et rejoignaient les alpages, où ils regroupaient leurs troupeaux selon une organisation du travail qui permettaient de rationaliser les efforts et de se libérer du temps.
Si l’alimentation des brebis était fondamentale aux yeux des bergers – puisque c’est elle qui présidait à leurs mouvements pendulaires – la leur, passait au second plan. Quant à leur production alimentaire, tout ce qui pouvait se vendre devait être vendu : lait, tomme, recuite, agneaux. Ils ne mangeaient de la viande qu’exceptionnellement, par exemple si une de leur bête se dérochait en montagne. Car jamais il n’en auraient sacrifié une pour se nourrir. Leur nourriture était simple et reposait sur des préparations à base de farine, pâtes ou panisses. Le berger en montagne n’avait guère le loisir de cuisiner des mets élaborés. L’exemple emblématique est représenté par les mënun, ces grumeaux de farine mêlée au lait, réalisés sommairement par le berger lui-même en se frottant les deux mains, et cuits au chaudron. Les femmes, au village, prenaient davantage de soin à l’élaboration des repas : c’est ainsi qu’elles réalisaient les sügéli qui, s’il n’étaient faits qu’à partir de farine, d’eau et d’huile, étaient façonnés d’une manière originale, grâce à un mouvement habile du pouce qui donnait à ces petits dès de pâte une forme ronde ornée d’un certain nombre de raies (sept idéalement !) qui avaient la vertu de retenir la sauce. La sauce était le plus souvent réalisée avec le brousse fort, de l’ail et des noix.
Avec la pâte, les femmes réalisaient aussi des tourtes. Ces tourtes méritent qu’on s’y arrête un moment, car elles demeurent un plat de référence. Ëncöi fama turta ! Aujourd’hui on fait la tourte. Et remarquons que dans la phrase originale, turta n’a pas d’article, pas de déterminant. Comme si le mot turta pouvait ici se passer de déterminant, comme s’il était déterminé par lui-même, comme s’il était autodéfini. Sans doute est-ce l’ancrage référentiel très fort du mot turta qui ici justifie l’absence d’article. Comme dans les expressions perdre patience, avoir à cœur, faire bombance… Aujourd’hui, on fait tourte….
Car le mot turta est à lui seul suffisamment explicite. Non pas qu’il existe forcément une seule tourte, non, mais pour chaque famille ce mot évoque un enracinement séculaire, il évoque des odeurs qui ont acquis le statut de souvenir définitivement ancré dans la mémoire, il évoque une femme ou des femmes qui pétrissent, qui préparent des légumes, il évoque le crépitement des poireaux coupés fin fin dans poêle, il évoque la toile cirée de la table de la cuisine, un papier journal rempli d’épluchures, le tayaùu (planche à découper de forme ronde), il évoque l’enfance, le lusagnaùu (rouleau à pâtissier), a rascceta (le racloir).
Ëncöi fama turta. Car faire [la] tourte était une fête. Il fallait de l’huile, un mets précieux. Et il fallait la faire cuire au four communal, avec son pain, et il y avait un tour organisé pour ça. On n’avait pas accès au four quand on voulait. Aujourd’hui encore, même si on a toujours de l’huile, même si chacun à son four, faire la tourte (fàa turta) est resté un peu festif. C’est la magie de la tourte, car ce n’est somme toute que de la courge, des pommes de terre et des poireaux. Autrement dit pas grand-chose en soi, mais ça n’en demeure pas moins un plat emblématique de nos villages.
La tourte la plus classique chez nous est la tourte de pommes de terre : tantifulusa à La Brigue (où pomme de terre se dit tantìfula), patacusa à Realdo (pomme de terre s’y dit pataca), la tourte de pommes de terre mêle les poireaux et la courge aux patates.
En pratique, pour préparer ce qu’aujourd’hui semble-t-il on appelle « l’appareil » de la tourte – ce que chez nous on appelle r’enciüm – il faut faire à peine revenir des poireaux émincés à la poêle puis les mélanger à des morceaux de courge. Pas de la courgette, de la courge. Il n’y avait pas de courgettes là-haut mais des courges rondes qui résistaient au froid et qui se conservaient l’hiver. Faut-il faire cuire la courge ? Il faut lui donner un buy, c’est-à-dire mettre des dès grossiers dans une casserole d’eau et la porter à ébullition assez peu de temps, qu’elle soit juste assez tendre et qu’on puisse l’écraser à la fourchette en la mélangeant aux poireaux. Les tranches de pommes de terre devront quant à elles cuire un peu plus longtemps et elles seront mêlées elles aussi au reste.
Dans certaines familles, poireaux, courges et pommes de terre ne sont pas précuits, mais débités fin fin à l’état cru.
Quoi qu’il en soit, on y ajoute deux bonnes poignées de fromage râpé. Chaque famille gardait sa tuma da gratàa, sa tomme de brebis que l’on laissait sécher pour pouvoir la râper.
Sel. Poivre. Et chez nous, mais je crois que c’est courant, on y ajoute un peu de noix de muscade.
Quant à la pâte, c’est la même que pour les sügéli. On l’abaisse au rouleau, fine mais pas trop afin qu’elle se puisse tenir, on la dispose dans le test (le plat à tourte), on la garnit avec « l’appareil » (r’enciüm). Certains aiment la tourte épaisse, d’autres la préfère plus fine. Ad libitum. Puis on recouvre d’une deuxième abaisse. On soude les deux abaisses. Chacun sa méthode. Chez nous on roule avec soins le bord des deux abaisses puis on orne en faisant des encoches (osche) avec les ciseaux. Ne pas oublier de percer le dessus (à la fourchette ou toujours avec les pointes des ciseaux). On cuit selon la connaissance que l’on a de son four. Souvent la cuisson se fait en deux phases : un début de cuisson à four très chaud on termine avec moins de chaleur.
La tourte pouvait aussi être à base de brousse – la brussusa – plus ou moins agrémentée d’ail selon les disponibilités. Elle pouvait aussi être à base de feuilles d’épinards (et notamment d’épinards sauvages – i ingri –qui poussent spontanément près des bergeries car ils se plaisent dans les terres azotées) : a turta d’erbe.
Mais quelle que soit la recette et les préférences familiales, la tourte reste un plat de fête qui évoque dans la mémoire collective les fournées pour lesquelles les familles devaient s’inscrire. Quand c’était son tour, on y apportait à cuire les pains sur la panera – la panière, cette longue planche en bois bordée sur trois côtés et que les femmes portaient sur leur tête – puis la ou les tourtières, i testi. Après la cuisson, les ménagères retournaient chez elles à travers les rues du village avec pains et tourtes qui embaumaient. C’est sans aucun doute cette mémoire qui se conserve et qui sait ? se transmet peut-être aussi à ceux qui n’ont pas connu ces furnàe (ces fournées) mais à qui a turta procure malgré tout « ce plaisir délicieux qui rend les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour »…cette sensation si bien décrite du côté de chez Swann quand Marcel Proust « porta à ses lèvres une cuillerée du thé où il avait laisser s’amollir un morceau de madeleine »…
C’est ce mode de vie austère et ascétique des bergers et de leurs familles qui a forgé la cuisine brigasque, dont les tourtes, les pâtes, le fromage et la recuite de brebis constituent les éléments de base. On a depuis enrichi cette cuisine, on l’a embourgeoisée, on l’a carnée, mais cette base demeure. Ainsi, on mange de moins en moins les sügéli-brus d’une part parce qu’il devient de plus en plus difficile de se procurer du brousse fort, mais aussi parce que les goûts ont évolué. Sügéli-lapin est un plat qui remporte aussi désormais un certain succès, voire sügéli-doba. Le parmesan ou le pecorino remplacent progressivement la tuma da Briga dans les recettes. ( Didier Lanteri )
(Merci à Mme Corinne Lanteri pour les photographies de l'article)
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